De l’autre côté de la Méditerranée

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De l’autre côté de la Méditerranée

Le photographe Kamel Moussa est retourné sur ses terres natales, en Tunisie, à la rencontre de la jeunesse post-révolution.

Le sud-est de la Tunisie est une région très marquée par le chômage et connue pour être une plaque tournante des départs vers Lampedusa (île italienne à l'est de la Tunisie). Après y avoir passé toute mon enfance et mon adolescence, je suis parti vivre en Europe au début des années 2000, à l'âge de 20 ans. C'est pourquoi ce reportage, que j'ai intitulé Équilibre instable, me tenait à cœur et me touchait personnellement.

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Mon idée de départ était de réaliser un projet photographique documentaire à propos de la jeunesse tunisienne post-révolution du sud-est tunisien. Dès 2012, quelques mois après le renversement du pouvoir en place, j'ai commencé à prendre des photos de jeunes qui se retrouvaient troublés par ces bouleversements et mis tout d'un coup face à leur émancipation. Il était important pour moi de m'éloigner de l'image véhiculée par certains médias, qui ne montrent les Tunisiens que quand des bateaux arrivent aux frontières italiennes ou suite à des attentats. Ainsi, loin de la photo d'actualité, j'ai voulu rentrer dans l'univers de cette jeunesse, essayer de saisir ses fragilités et son isolement, découvrir son environnement, recueillir des témoignages et construire autour de tout ça un document visuel.

Les photos ont été prises dans les endroits qu'ils fréquentent quotidiennement — leurs chambres, leurs rues, les cafés, les plages. J'ai appris à les écouter avant de les photographier. Le fait d'aller vers eux, de les laisser s'exprimer sans que je les juge les a mis à l'aise. La photo était l'aboutissement d'une complicité.

Au moment de la révolution, la plupart des ados que j'ai rencontrés avaient entre 12 et 15 ans. Pour beaucoup d'entre eux, ces changements dans la société ont entraîné des problèmes familiaux et économiques et un décrochage scolaire, alors que leurs frères, sœurs et cousins plus âgés en ont profité pour partir vers l'Europe. D'un point de vue plus positif, l'ouverture de la société à la liberté d'expression en a encouragé beaucoup à s'engager dans la vie associative et culturelle

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Si certains rêvent eux aussi de traverser la Méditerranée, d'autres espèrent juste réussir à aller jusqu'au bout de leurs études et trouver un travail en Tunisie, toujours dans l'attente de la justice sociale qu'on leur a promise lors de la révolution. J'en ai rencontré beaucoup qui se rendent chaque jour au port de la ville de Zarzis et qui patientent pendant trois heures qu'on leur propose un boulot — généralement, décharger des conteneurs. Malheureusement, la plupart d'entre eux repartent sans avoir pu travailler, en raison d'un manque de marchandises à transporter. Du coup, ils passent une grande partie de la journée au café et les discussions tournent vite autour de l'immigration.

D'autres encore se débrouillent comme ils peuvent pour survivre. Par exemple, toujours à Zarzis, ville frontalière avec la Libye, j'ai rencontré des jeunes qui, en raison de l'essoufflement de l'économie locale, se tournent vers la contrebande de carburant ramené du pays voisin. Ils prennent beaucoup de risques pour faire passer cette marchandise qui coûte moins cher que le carburant vendu dans les stations-service locales.

'un d'eux s'appelle Abdelhamid. Âgé de 21 ans, il a lui-même construit sa boutique de bric et de broc où il vend du carburant et de l'huile de moteur venus de Libye. Cet endroit représente pour lui son univers. Il en prend soin, le décore et le façonne à sa manière. Il passe une grande partie de son temps dans son magasin. C'est son gagne-pain et aussi le lieu de rencontre des jeunes du quartier.

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J'ai aussi été marqué par ma rencontre avec Mouheidine, 19 ans, qui aimait m'accompagner lors de mes déplacements dans le pays. Rêveur, optimiste et toujours assoiffé de liberté, il me faisait penser au personnage de Sal dans le roman Sur la route de Jack Kerouac.

Ainsi, si ces jeunes ne choisissent pas tous forcément la même voie, tous ont l'espoir que les autorités les entendent un jour et qu'elles prennent en compte leurs ambitions. Selon moi, les intégrer aux débats parlementaires qui concernent l'avenir du pays — et donc le leur — serait nécessaire.

Ce qui m'a poussé à travailler sur ce sujet était un besoin d'interroger le familier. À travers une immersion dans le monde des jeunes Tunisiens d'aujourd'hui, j'ai vécu une expérience qui me rappelle ma propre jeunesse passée là-bas. Cette nouvelle société à la fois étrange et tellement familière pour moi m'a incité à essayer de reconstruire des moments qui m'ont échappé et que j'ai ratés suite à mon départ vers l'Europe. J'ai aussi voulu comprendre comment cette nouvelle génération avait pu réaliser ce que la mienne n'avait pas fait.

Mes thèmes de prédilection sont l'exploration de la notion d'identité et d'appartenance, l'histoire qui dépasse parfois l'individu et les répercussions des conflits politiques et sociaux. Je viens d'entamer un projet avec les jeunes Tunisiens qui ont franchi la frontière et qui vivent maintenant en Europe. Ce sera la suite de celui-ci.

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_Kamel Moussa est un photographe belgo-tunisien. Sa série _Équilibre instable_ a été récompensée par deux prix au festival des Boutographies 2016 à Montpellier. Suivez-le sur _ .