Ce sont des scènes désormais habituelles. Chaque samedi, des milliers de manifestants parcourent joyeusement les rues de Bordeaux. Masques de ski vissés sur le crâne, ils paradent bruyamment sous les regards ébahis des habitants et des commerçants du centre-ville, ne s’interdisant aucun itinéraire. Si les parcours changent au gré des semaines et des envies, il y a pour autant deux constantes : les cortèges partent de la place de la Bourse – place forte du Bordeaux touristique-, et aboutissent systématiquement dans un nuage de gaz lacrymogène, près de l’hôtel de ville.
Bordeaux, depuis la fin du mois du novembre, vit une situation inédite, dont ses habitants semblent s’accommoder, bon gré mal gré. Quelques jours après l’acte 10 des « gilets jaunes », la poignée de distributeurs automatiques qui ont survécu aux différents passages des cortèges dans le centre-ville de Bordeaux sont pris d’assaut ; les murs de la ville, quant à eux, sont devenus des livres ouverts où s’expriment les angoisses hebdomadaires de citoyens et de citoyennes à bout de souffle. Les violences sont elles aussi présentes. Une situation inimaginable il y a encore quelques mois.
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Les chiffres sont sans appel : Bordeaux, au même titre que Toulouse, est devenue une place forte de la contestation. Ce qui n’est pas pour déplaire aux « gilets jaunes » de la première heure, comme Julien, un viticulteur de 36 ans très investi dans le mouvement depuis le début : « Jamais je n’aurais pensé que Bordeaux puisse devenir un bastion du mouvement. Je suis en contact avec beaucoup de gens à l’échelle nationale, tous le reconnaissent. »
En Gironde comme ailleurs, le mouvement s’est enraciné sur les ronds-points, à force de rencontres, de concertations, et de discussions interminables. Frédéric Neyrat, professeur de sociologie à l’université de Rouen Normandie, a suivi le mouvement à Bordeaux dans le cadre d’une étude nationale. Son constat est sans appel : la force de ce mouvement vient avant tout de la solidité de ses racines : « Il y a une vraie sociabilité qui en est née. Ils se retrouvent, échangent… C’est une forme de politisation de la part de personnes qui s’étaient jusqu’alors extraites du champ politique et qui se réapproprient ces questions. »
Si les occupations de ronds-points ont cessé, les grandes manifestations du samedi, elles, se sont ritualisées. Comme Julien, ils sont des milliers à converger vers Bordeaux chaque semaine, qu’ils viennent de la périphérie de la ville ou du département et de la région. Si en l’absence d’une étude sociologique approfondie, nous en sommes réduits pour l’heure à des interprétations, plusieurs signaux indiquent clairement une proéminence de manifestants « extramuros ».
« C’est bien la question sociale qui crée la question territoriale, et non l’inverse » – Stéphane Sirot, historien
Pour autant, territorialiser la contestation serait une erreur de lecture pour Stéphane Sirot, historien, spécialiste de l’histoire et de la sociologie des grèves, du syndicalisme et des relations sociales : « C’est avant tout la question sociale qui est derrière ces mobilisations. La France rurale, comme on le dit souvent, c’est celle des salaires médians, et des citoyens qui sont aussi parfois contraints d’habiter à 30 kilomètres de leur lieu de travail. C’est bien la question sociale qui crée la question territoriale, et non l’inverse ».
Une analyse qui prend tout son sens à Bordeaux. Le processus de gentrification entamé depuis de nombreuses années a éloigné les classes modestes d’un centre-ville en pleine muséification, et désormais inabordable pour elles. Une situation qui semble difficilement arrêtable, puisque les villes de la communauté urbaine tendent à devenir, elles aussi, hors de prix, comme l’explique Frédéric Neyrat : « Les villes situées à proximité immédiate de Bordeaux en sont des marqueurs. Mérignac a subi par exemple en 2018 une augmentation de 16.6 % des prix de l’immobilier. Cette transformation est violente. Et c’est également un déplacement successif, puisque les habitants sont repoussés sans cesse plus loin. Nos études montrent que nous retrouvons ces populations dans les manifestations ».
« À l’échelle du département, je pense qu’il y a une certaine forme de défiance vis à vis de Bordeaux. Et le simple fait de s’y retrouver pour manifester constitue déjà un intérêt pour les gens qui participent » – Benjamin
Benjamin*, lui, a 32 ans. Il est syndicaliste et considère que le rayonnement de la ville ne profite pas à tous. Alors, ce mouvement est-il une revanche pour celles et ceux qui en sont exclus ? « Cette ville est devenue une citadelle. On ne peut plus se loger, c’est une ville super branchée dans laquelle, je pense, une grande partie des gens appartenant au salariat technique secondaire ne se reconnait plus. À l’échelle du département, je pense qu’il y a une certaine forme de défiance vis à vis de Bordeaux. Et le simple fait de s’y retrouver pour manifester constitue déjà un intérêt pour les gens qui participent », tranche-t-il.
Un constat que Frédéric Neyrat approuve : « Rien que le fait de faire partir les manifestations de la place de la Bourse, du triangle d’or bordelais, c’est très symbolique : les gens des périphéries reviennent au centre, manifester au cœur des espaces dont ils été dépossédés ».
Pour autant, si le contexte bordelais, et plus largement girondin, aide à expliquer les dynamiques locales, les « gilets jaunes » l’assurent : leurs motivations sont les mêmes que dans le reste du pays. Et si les manifestations finissent toujours par converger vers la place Pey-Berland et son hôtel de ville, c’est selon eux avant tout parce que la mairie de Bordeaux « est barricadée à double tours ». Alain Juppé, soucieux de désamorcer la crise, a reçu une délégation de « gilets jaunes » au mois de décembre. « Non, Alain Juppé ne cristallise pas notre colère. Mais nous avons bien compris que sa seule préoccupation, c’est sa ville. Pas le sort des « gilets jaunes ». Et cela a agacé pas mal de gens dans nos rangs », témoigne Julien, qui a assisté à cette entrevue.
Depuis le 17 novembre, date de la première journée de mobilisation, de l’eau a coulé sous le pont de Pierre. Quelques « gilets jaunes » de la première heure ont pris un recul qu’ils espèrent temporaire, à l’image de Benoît : « Nous n’avons pas réussi à maintenir un calendrier d’actions en semaine, c’est ce qui m’a freiné, comme d’autres. La répression de la police a aussi découragé beaucoup de gens. Je connais des personnes qui ont fait de la garde à vue, qui ont subi des intimidations…Et qui ne sont pas revenues ».
À contrario, de nouveaux visages ont également rejoint les manifestations ces dernières semaines. Une nouvelle génération de « gilets jaunes » serait-elle en train de naître ? À Bordeaux plus qu’ailleurs, cette question est très politique. Et bien que le mouvement contestataire se prévale de quelconque orientation en la matière, ces questions font débat, notamment au sein de la gauche bordelaise.
Les dernières manifestations – qui ressemblent à s’y méprendre aux « cortèges de tête » à l’œuvre pendant les mobilisations contre la loi Travail – tranchent avec les premières journées de mobilisation, où l’Internationale était conspuée par plusieurs centaines de personnes place de la République, au cœur de Bordeaux. « Les mouvements politiques d’extrême droite ont tenté de s’approprier le discours, dès le début. Si cela s’est caractérisé par une présence de leurs sympathisants lors des premiers actes, ce fut un échec pour eux : lors de l’acte 8, quelques individus appartenant à un groupuscule fascisant ont été sortis du cortège bordelais par une foule hétéroclite, sans concertation préalable », rapporte Jeanne*. La jeune femme de 25 ans, peu désireuse de marcher du même pas que « ce genre d’individus », affirme suivre le mouvement depuis ce « tournant ».
Une scène à laquelle a assisté le sociologue Frédéric Neyrat : « Je ressens également une légère évolution en ce sens. Ces militants d’extrême droite ont été chassés par des manifestants, oui, mais le fait le plus significatif est que cela ait été fait sous le regard bienveillant des “gilets jaunes” autour ». Des scènes qui, depuis, se sont répétées lors de l’acte 10. « Si ces pistes tendent à confirmer l’hypothèse d’une transformation en profondeur des « gilets jaunes », cela n’est pas encore avéré. La seule chose qui est sûre pour l’heure, c’est que les modes traditionnels de protestation se trouvent radicalement bouleversés depuis deux mois. Les générations se mélangent, les milieux sociaux et économiques aussi, sans pour autant se distinguer derrière des banderoles indépendantes », constate Jeanne.
Si les slogans situationnistes qui fleurissent sur les murs après les passages des cortèges semblent témoigner de cette évolution, le mouvement reste toujours aussi hétéroclite. Pour Frédéric Neyrat, il reste également des sujets clivants, comme celui du Référendum d’initiative citoyenne (RIC). « Les manifestations bordelaises regorgent d’optimisme. Elles sont musicales, joyeuses. Mais elles ne doivent pas occulter une autre réalité, que j’ai pu cerner lors d’une présentation du RIC par Etienne Chouard dans un hangar 14 bondé au mois de décembre, commente le sociologue. Il y a, et pas seulement à Bordeaux, une sorte de fascination pour les personnes controversées qui réalisent des prises de parole sur les réseaux sociaux. Cela peut d’ailleurs accoucher d’autres formes de manifestations, une fois que ce mouvement sera terminé, ce qui limite un peu à mon sens l’optimisme qui déborde de ces manifestations ».
Un constat partagé par Benjamin, le syndicaliste : « Il y avait au début en filigrane un patriotisme ambiant et surtout, aussi, des revendications très immédiates, très matérielles, très personnelles. Malheureusement, c’est dans ces premières semaines que les organisations politiques et syndicales auraient dû orienter les débats sur des questions progressistes et collectives. Néanmoins, ces derniers temps, les questions à caractère immédiat du pouvoir d’achat et du prix de l’essence sont éludées au profit de préoccupations qui sont plus liées à des thématiques globales, des thématiques politiques et sociales, finalement. »
Ces dernières semaines, Bordeaux a aussi été confronté à un facteur déterminant de taille : la présence massive des forces de l’ordre et l’exercice de pratiques répressives radicalement plus sévères que pendant les mouvements sociaux précédents. Il n’a d’ailleurs pas fallu attendre que les mobilisations s’amplifient pour que les compagnies d’intervention quadrillent la ville. Depuis, les effectifs policiers sur les manifestations ont doublé et les chiffres des interpellations et de garde à vue ont explosé.
Première conséquence directe de cette escalade, un nombre de blessures extrêmement élevé à Bordeaux : deux mains et une joue arrachées, deux personnes éborgnées, ou encore une hémorragie cérébrale figurent parmi les blessures les lourdes. Dans une interview accordée à la revue Far Ouest, des street medics bordelais confiaient cette semaine avoir de plus en plus de mal à encaisser le nombre et la gravité des blessures chaque samedi.
Des cicatrices qui renforcent la détermination des « gilets jaunes ». Lors de l’acte 8, suite au dépavage d’une rue donnant sur la place Pey-Berland, des dizaines de personnes, d’âges et d’horizons très différents, se bousculaient autour des sacs de pavés mis gracieusement à leur disposition sur le bitume par d’autres manifestants. Insoupçonnables autant que révoltés par la répression policière qu’ils subissaient, tous et toutes entendaient donner la réplique au camion à eau qui les arrosait copieusement depuis trente minutes, ainsi qu’aux tirs incessants de grenades lacrymogènes. « Si on souhaite aller à la mairie à chaque fois, ce n’est pas pour rechercher l’affrontement. C’est par orgueil. Ils peuvent nous mutiler et nous chasser, mais nous reviendrons », confiait un gilet jaune lors de l’acte 10.
Julien est formel : « Après cette dernière mobilisation, nous avons constaté que les manifestants sont toujours aussi déterminés. Le mouvement n’est pas prêt de s’arrêter, il risque même de s’amplifier ». Une situation qui place le gouvernement dans une impasse absolue, d’autant que les réponses envisagées par l’exécutif semblent toutes « à côté de la plaque », selon les « gilets jaunes. »
Pour Stéphane Sirot, Emmanuel Macron paye le prix de la politique qu’il mène depuis le début de son mandat : « Il a favorisé le délitement des contre-pouvoirs, notamment en réformant le code du travail, et en retirant de la représentativité et des moyens aux syndicats. La déconsidération et la déligitimisation des organisation syndicales ont contribué à créer ce face à face direct entre des citoyens ne s’estimant plus défendus et le pouvoir: en l’absence d’intermédiaires, ils s’adressent désormais directement à lui et l’agressent », conclut l’historien.
Entre les problématiques sociales, locales et nationales, le mouvement des gilets jaunes ne semble pas prêt de s’éteindre. Particulièrement à Bordeaux, mais aussi dans de nombreuses villes de province qui, comme elle, n’en finissent plus de battre le pavé.
(*) : prénom changé à la demande des personnes interviewées.
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