Gildas Lescop (Photo : Alexandra Czmil)
Gildas Lescop est doctorant en Sociologie à l’Université de Nantes. Il est l’auteur de la seule thèse dédiée au mouvement skinhead en France. Alors qu’est sorti le film Un Français, qui retrace 28 années de l’itinéraire d’un skinhead militant d’extrême droite vers la rédemption, une vive polémique ne finit pas d’entourer ce long-métrage depuis le coup de gueule de son réalisateur contre l’annonce de l’annulation de 50 avant-premières du film. Cet épisode a une nouvelle fois confirmé que tout ce qui touche de près ou de loin au mouvement skinhead en France reste anxiogène. On a donc sollicité l’éclairage de Gildas qui travaille sur cette subculture depuis des années.
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Noisey : Quand as-tu commencé à travailler sur les skins ?
Gildas Lescop : J’ai commencé à traiter des skinheads lors de mon DEA en sociologie, à Nantes, en 1998. En 2003, j’ai publié mon premier article se rapportant à ce sujet, dans la revue Volume. Cet article s’attachait à décrire l’évolution de la oi!, un style musical originellement lié au street-punk et aux skinheads. Je décris comment cette « working class music » fera l’objet, au début des années 80, d’une tentative inédite d’instrumentalisation politique orchestrée par le National Front. J’ai remarqué à cette occasion une curiosité pour ce sujet touchant aux skinheads en général : son histoire, ses évolutions, les causes de sa radicalisation, les différentes factions composant ce mouvement, ses codes vestimentaires… J’ai donc été encouragé à poursuivre mes recherches et mes travaux en thèse mais ça n’a pas été simple, ça a finalement pris des années. Le choix d’un tel sujet intriguait le milieu universitaire qui s’interrogeait, parfois, sur mes motivations personnelles. L’idée de départ était juste de proposer un éclairage plus satisfaisant, plus complet sur le mouvement skinhead. Au terme d’un parcours plutôt laborieux, j’ai enfin pu la soutenir en 2014.
La version française de ce livre-référence est disponible aux éditions ZONES.
Quelles ont été tes principales sources ?
J’ai principalement utilisé des sources anglaises. En France, peu de choses ont été écrites sur les skinheads en dehors d’études portant sur les mouvances d’extrême droite. Le « phénomène skin » a surtout été saisi, ici, à partir de sa dimension alors la plus visible : l’expression politique. Les skinheads étaient décrits comme une mouvance des plus violentes, à l’idéologie radicale, fonctionnant sur le mode de la bande et de la tribu, passée de la défense de territoires urbains à l’affirmation culturelle et identitaire. Ils incarnaient une sorte de marginalité sociale et de déviance politique particulièrement expressive.
Je me suis donc tourné vers les chercheurs britanniques des « cultural studies » qui s’étaient livrés à une analyse de tous ces groupes de jeunes : les teddy boys, les rockers, les mods, les skinheads, les punks… et à une interprétation de leurs modes d’expression. Ainsi de Phil Cohen et de Dick Hebdige dont le livre Sous-culture, le sens du style publié en 1979 qui reste un ouvrage de référence même s’il n’aborde pas le « revival » skinhead qui surviendra ensuite. Il a donc fallu que je compose avec d’autres sources : articles de journaux, fanzines, romans autobiographiques, témoignages, livres sur la musique et consacrés à certains groupes… J’ai suivi, à ce propos, en retraçant l’histoire du mouvement skinhead, un fil conducteur lié à la musique.
Et pour ce qui est de la méthodologie ?
Une fois traitée la partie historique et après avoir procédé à une analyse des différents éléments constitutifs de la culture skinhead, j’ai mené une série d’entretiens avec des skinheads de divers horizons pour qu’ils expriment leur vision propre du mouvement. J’ai tenu aussi à solliciter la parole de skingirls, les filles étant souvent absentes des études subculturelles, pour qu’elles aient également voix au chapitre : pourquoi et comment se sont-elles insérées dans ce milieu réputé viril et violent, que pensent-elles de la représentation de la skingirl comme objet de fantasme qui peut être donnée au travers de certaines chansons… Je développe aussi à la fin de ma thèse une partie observation issue de mon expérience de terrain. Ayant participé durant des années à de nombreux concerts oi!, j’ai opté pour la description d’un concert apolitique « typique ».
Je raconte donc les départs groupés en voitures pour une destination plus ou moins lointaine. Les coffres chargés de bières et « d’outils » destinés à assurer la défense du groupe en cas de mauvaises rencontres : le skinhead ne se bat pas, il se défend, c’est bien connu ! Les lieux parfois difficiles à trouver, l’arrivée sur le parking, l’ouverture du coffre et le partage des bières avec les connaissances que l’on retrouve là. Les nouvelles que l’on se donne et les histoires que l’on se raconte. L’entrée déjà « bien chauds » pour beaucoup dans la salle de concert sans oublier ceux qui resteront le plus clair de leur temps sur le parking à discuter avec les uns et les autres. La prise de contact avec les membres du service d’ordre : il peut s’avérer utile de bien les connaitre s’ils font partie du « milieu ». La prise de contact avec le public ensuite : repérer ses amis et les ennemis potentiels : de vieilles histoires peuvent resurgir. Le repérage aussi des « figures » passées ou présentes du mouvement : les « anciens » et les « warriors » qu’il faudra éviter de contrarier… les nouveaux se signalant par leur panoplie sentant le frais. Le punk bourré qui va certainement faire les frais de la soirée…
Je montre, par cet exposé, comment ces concerts peuvent apparaitre comme des lieux d’apprentissage des codes et des manières d’être. Être skinhead, même si tout skin peut avoir sa définition du skin, c’est tout de même, il me semble, pour obtenir la reconnaissance de ses pairs, devoir se conformer à un ensemble de normes préexistantes. C’est accorder sa faveur à certains courants musicaux et se plier à une esthétique très codifiée. C’est aussi se comporter d’une façon convenue dans ce milieu sans être convenable.
La violence est systématiquement associée aux skinheads dans les représentations collectives.
La violence fait partie intégrante de l’histoire du mouvement skinhead depuis ses origines. Il faut se souvenir que les skinheads proviennent directement des hard-mods qui incarnaient la branche agressive et prolétarienne du mouvement mod. Ils avaient rallié ce mouvement durant l’année 1966 pour participer activement aux affrontements contre les rockers. Une motivation et une attitude qui étaient cependant en décalage avec les tenants de « l’esprit mod authentique », assez élitiste, qui dédaignaient ces affrontements et dont le système de compétition interne se basait notamment sur l’apparence physique : c’était à celui qui posséderait les vêtements les plus chics et la plus clinquante Vespa. À ce jeu, les hard-mods, d’une condition sociale plus modeste que les mods historiques partaient perdants à coup sûr. C’est pourquoi ils substitueront à cette compétition pour le « chic » une compétition pour le « choc », compétition pour laquelle ils étaient, pour ainsi dire, mieux armés.
Guidés par un système de compétition produisant une émulation dans la démonstration de force, les skinheads ne se contenteront pas d’incarner une forme de violence symbolique, transmise par le paraître, exprimée par tout un ensemble stylistique véhiculant des valeurs de dureté et masculinité, mais se montreront réellement violents, en franchissant allègrement, à la différence des punks, les frontières du simulacre. Le système de compétition propre à la subculture skinhead ne conduisant pas à une simulation, mais bien plutôt à une stimulation de la violence. Pour les skinheads des années 1980 qui succéderont à ceux des années 1960, cette violence sera considérée comme faisant partie de leur histoire, une image à préserver, une sorte d’héritage à défendre. Une violence qui, par sa médiatisation, participera pourtant grandement au déclin du premier mouvement skinhead. Une violence qui perturbera ensuite l’organisation de bien des concerts de street-punk – ainsi des émeutes lors des concerts de Sham 69 qui conduiront ce groupe à arrêter de jouer – et de oi!, avec ses batailles rangées entre supporters rivaux et factions politiques ennemies. Cependant, beaucoup de skinheads chercheront à préserver cette réputation de violence parce qu’elle amenait des sentiments de crainte et de respect. Lorsque l’on est au bas de l’échelle sociale, que l’on se sent méprisé, il est certainement plus valorisant d’être considéré comme un « dur parmi les durs » que comme un simple « vaurien ».
Pourquoi et comment les premiers skins sont progressivement attirés par les rude-boys jamaïcains au détriment des mods ?
En 1966, beaucoup de mods parmi les plus âgés et plus aisés, engagés dans des études supérieures, se mêleront à la culture estudiantine, au rock progressif, aux hippies et se laisseront gagnés, comme de nombreux jeunes britanniques, par l’ambiance délirante du « Swinging London ». Cette évolution conduira à la rupture définitive entre mods et hard-mods. Ces derniers, au sein même d’un mouvement mod véhiculant un imaginaire de mobilité sociale, contestaient déjà l’attitude consistant à « singer » les classes supérieures. Venant de milieux ouvriers, ils ne partageront plus du tout l’opinion de leurs « aînés » selon laquelle les barrières sociales ne seraient que « vieilleries à dégager ». En réaction, ils revendiqueront fièrement leur identité ouvrière en adoptant une « esthétique prolétarienne ».
À la recherche de nouveaux sons excitants qui ne soient pas de la pop psychédélique et déjà amateurs de musique noire telle que l’écoutaient les mods, les hard-mods deviendront rapidement des habitués des quartiers jamaïcains et de leurs sound-systems qui diffusaient alors du ska à plein régime. Là, ils se confronteront aux rude-boys, version locale des rude-boys originaux des ghettos jamaïcains. À leur contact, ils s’apercevront que, malgré les différences de culture et de couleur de peau, ils avaient plus de choses en commun avec ces rude-boys du point de vue du mode de vie qu’avec ceux que les médias continuaient à appeler les mods. Les hard-mods adopteront la musique des rude-boys – le ska, le rocksteady et le early-reggae – et une partie de leur style vestimentaire. C’est ainsi, en intégrant ces influences, qu’ils se transformeront en skinheads. Cette référence aux rude-boys, s’est retrouvée plus tard dans le punk, avec notamment The Clash, qui adoptera le message de révolte anti-institutionnel contenu dans le reggae. The Clash sera séduit par l’image « rebelle » du rude-boy qui ne baisse pas la tête mais aussi pour le rasta qui porte du camouflage pour bien signifier qu’il est en guerre contre le système. C’est la figure du noir oppressé qui ne se laisse pas faire. C’est le sens des paroles du titre « White Riot » qui critique l’inertie des blancs alors que les noirs n’ont pas peur de jeter des pavés.
La fin des années 70 et le début des années 80 marquent aussi un retour du reggae et de ses auditeurs vers ses origines. Quelles en ont été les conséquences ?
Le ré-enracinement culturel jamaïcain va déboucher progressivement sur les thèmes rastafari comme le montre Lloyd Bradley dans son livre Bass Culture. Pour lui, il y a une sorte de maturation de la musique jamaïcaine : le ska représente l’enfance insouciante, le rocksteady le passage à l’adolescence et le reggae l’âge adulte, la maturation achevée. Lorsque le reggae deviendra le support d’une foi mystique et ethnocentrée, les skinheads, qui constituaient la part la plus importante du public blanc à soutenir cette musique, se sentiront exclus. « La négritude toujours plus affirmée du reggae était forcément moins attirante pour les skinheads, qui se sentaient de plus en plus étrangers à cette mouvance musicale » écrira Dick Hebdige.
Les skinheads aimaient les rythmes jamaïcains pour la musique et la danse, pour les sous-entendus sexuels fréquents dans les paroles. Le reggae roots avec sa dimension spirituelle ne pouvait plus être une musique de divertissement. C’était quelque chose de sérieux pour les rastas qui ne voyaient pas d’un bon œil des « crânes chauves » se mêler aux « dreadlocks ». D’autant que derrière la condamnation de Babylone pouvait se lire la condamnation de la société blanche. Par la suite, certains skins montreront leur incompréhension devant le fait que les rastas pouvaient affirmer leur fierté d’être noir alors qu’eux-mêmes ne pouvaient se montrer fiers d’être Anglais sans être taxés de fascistes. Fierté blanche contre fierté noire ? En tout cas, après avoir frayé ensemble dans les années 1960, les skinheads et les rude-boys devenus rastas développeront ensuite chacun de leur côté un imaginaire spécifique leur permettant de répondre à leurs incertitudes identitaires. Un imaginaire tenant à la célébration de racines culturelles noires pour les rastas et en une projection vers l’Afrique via la Jamaïque. Un imaginaire tenant à la célébration du monde ouvrier britannique qui glissera vers le nationalisme chez certains skinheads.
Et c’est sur cette sorte d’impasse identitaire des jeunes prolétaires anglais qu’a su surfer le National Front à la fin des 70’s.
Le National Front a cherché à utiliser à son profit les sentiments de colère et frustration qui animaient bien des skinheads. Le contexte est celui d’une Angleterre en pleine crise économique. Les vieux bastions industriels s’effondrent entrainant un chômage de masse. Règne un sentiment de désillusion général qu’exprimera le « no future » des punks. Cette crise économique et sociale contribuera à sortir de son isolement politique un parti, le National Front, qui ambitionnera de devenir la troisième force politique du pays. Composé alors de militants vieillissants, le National Front, par l’intermédiaire de sa branche jeune, les « Young National Front », cherchera à rajeunir ses rangs en investissant les stades de football et les salles de concerts. Songeant certainement au pouvoir d’influence que pouvait exercer la musique sur les jeunes britanniques, si prompte à suivre les modes et à en endosser tous les uniformes, Joseph Pearce, le responsable des Young National Front, mènera une campagne de séduction plutôt « rock’n’roll » pour un représentant d’un parti plutôt enclin à condamner, depuis le jazz, les dérives décadentes des musiques modernes.
Sera d’abord lancé, sous l’égide des Young National Front, un Punk Front, qui n’aura guère de succès. Joseph Pearce jettera alors son dévolu sur les skinheads devant certainement voir en ces jeunes prolétaires à cheveux courts et au comportement violent de futures « sections d’assaut » pouvant être mises au service de son parti. Les militants du Young National Front se rendront donc dans les concerts street-punk et oi! où leur présence et leurs provocations déclencheront de nombreuses bagarres. Déterminé, malgré tout, à mener à bien son projet de séduction de la jeunesse par la musique, Joseph Pearce finira par trouver son homme providentiel en la personne de Ian Stuart Donaldson, chanteur et leader du groupe Skrewdriver, formation punk en 1977 mais qui, après remaniement, deviendra dans les années 1980 skinhead et « pro-NF », inaugurant un mélange des genres qui ne tardera pas à faire des émules. Avec l’aide logistique et financière du National Front, Ian Stuart, via Skrewdriver, mettra en place les premiers concerts RAC, « Rock Against Communism », organisés à la fois en réaction et sur le modèle des populaires concerts antiracistes « Rock Against Racism ». Le développement de cette scène RAC, qui s’autonomisera, marquera le prélude du phénomène naziskin qui s’exportera en dehors de l’Angleterre.
La collaboration entre Ian Stuart et le National Front se terminera néanmoins entre-temps quand ce parti, alors en quête de respectabilité, prendra conscience que les skinheads embrigadés sous sa bannière lui portaient, du fait de leur exubérance et leur comportement indiscipliné, un fort préjudice en matière d’image. Il n’y aura alors plus d’intérêt pour un parti voulant incarner « l’ordre », à continuer à soutenir une mouvance si tapageuse et désordonnée, politiquement incontrôlable, médiatiquement ingérable, ne contribuant qu’à effrayer et éloigner de lui une grande partie de l’électorat britannique peu disposée à voter pour un « parti de naziskins ». Politiquement, c’est Thatcher, qui promettait de crucifier tous les skins, qui coupera l’herbe sous le pied du National Front en synthétisant soigneusement les peurs des classes moyennes et laborieuses.
La rupture entre le National Front et la scène RAC sera complète en 1986. De son côté, Ian Stuart, ne désirant plus restreindre ses activités au seul mouvement skinhead, considérant que « le mouvement skin n’a pas d’importance en soi. Ce qui compte, c’est le nationalisme ». Il s’essaiera à différents genres de musiques sous différents noms de groupes afin d’approcher le plus large public. Reste que la sur-médiatisation du phénomène naziskin marquera durablement le mouvement skinhead. Si les effets conjugués du National Front et de la scène RAC ne parviendront pas à transformer tous les skinheads en militants ultranationalistes, les médias, par excès de simplification, y parviendront, en présentant tous les skins comme des nazis et en ancrant cette image dans l’imaginaire collectif. La médiatisation de la figure du naziskin aura aussi pour effet de populariser durablement le style skinhead et la musique RAC à l’intérieur de milieux nationalistes qui ne disposaient alors guère d’autres éléments d’identification et de reconnaissance. Certes, le National Front essaiera d’exploiter le localisme du skinhead – qui, avec sa bande, défend sa rue, son quartier, le pub où il a ses habitudes et son club de football – voire son chauvinisme. Ce qui n’ira pas sans difficultés : « le problème, une fois qu’on les avait réunis, c’était de les empêcher de se battre » constatera, dépité un cadre du National Front, qui tentait de rassembler des skinheads versés dans le hooliganisme. L’engagement de beaucoup de skinheads sous la bannière du National Front sera aussi très superficiel, seulement vécu comme le « trip » du moment.
On peut donc dire que le virage de certains skins vers l’extrême droite relevait davantage d’une posture provocatrice ou d’un effet de mode que de convictions politiques fortes ?
D’après tout ce que j’ai pu lire, pour beaucoup, oui. Certains ont pu penser qu’un tel engagement faisait partie de la panoplie skinhead. Que le « fun skinhead », c’était picoler, se battre et faire des saluts nazis pour se démarquer dans la provocation. Concernant la provocation, c’est le National Front qui a commencé à axer sa campagne de séduction envers les jeunes en propageant l’idée qu’être National Front, c’était être un vrai « rebelle », contre les parents, les professeurs, les autorités… C’est le National Front qui verra d’un bon œil Sid Vicious porter un T-shirt à croix gammée dans un contexte où certains groupes ou personnalités du monde de la pop flirtaient avec l’imagerie nazie sans toujours en mesurer les conséquences. Il faut se rappeler à ce propos que la campagne Rock Against Racism a été lancée en réponse aux propos et aux gestes d’Eric Clapton et de David Bowie.
Le premier mouvement skinhead n’avait aucun ancrage idéologique, pas plus que le second à ses débuts. Le National Front essaiera de capter l’attention des skinheads, souvent très jeunes et notoirement sous-politisés, en parlant leur propre langage et en prenant appui sur ce qui constituait leur univers. Comme l’écrira Stuart Hall : « le National Front se greffe sur le sentiment qu’ont ces gosses d’appartenir à un territoire, et qui se regroupent sur les gradins des terrains de football. Il commence à s’implanter dans la culture ouvrière de quartier et il conforte les sentiments des gosses envers leur territoire, leur identité blanche. Il introduit les mots Angleterre et Anglais dans le vocabulaire de la culture jeune. » Reste ensuite, pour des gamins qui trouvent la politique ennuyeuse et qui passent leurs journées à zoner, à rendre cet engagement excitant, comme la chose du moment. C’est ce que remarquera Cathal du groupe Madness : « Tout ce truc de droite est à la mode. La moitié des gamins dans les squats de King’s Cross où j’habitais cherchent à s’amuser, ils s’ennuient. Une semaine ils sont au National Front, la suivante c’est le British Movement… Si vous essayez d’avoir une conversation intelligente, ils n’ont aucune idée de ce dont ils parlent. » Ils ne savent pas de quoi ils parlent, mais au moins, on parle d’eux, chose importante pour beaucoup de ces jeunes déclassés qui, pour la plupart, chercheront désespérément à échapper à leur propre sentiment d’insignifiance.
Le mouvement skinhead offrira à ceux-là le moyen d’extérioriser une colère plus ou moins contenue, de se faire entendre et de faire parler d’eux au travers d’un mouvement qui savait si bien attirer l’attention sur lui-même et sur ses membres. Qu’importe alors que les jugements soient négatifs, ces jeunes, en se rasant le crâne, renverront à la société le mépris dont ils se sentiront victimes. Avec le premier mouvement skinhead, ils vivront comme une consécration le fait de se voir qualifier par toutes les institutions de « champions de l’atteinte à l’ordre public ». Avec la vogue nazi skin, il s’en trouvera encore d’autres pour s’enorgueillir d’être désignés comme « les ennemis publics numéro un ». Ils accéderont ainsi, par identification négative, à une forme, même déplorable, de reconnaissance sociale en se trouvant pourvus d’un statut valorisant à leurs yeux : l’honneur d’être honnis. Il est en effet plus valorisant d’incarner une menace que d’être l’incarnation du mec inutile. Evidemment, si tout cela fera de bons « méchants skinheads » pour les médias, ça n’en fera pas pour autant de bons militants pour les formations politiques qui chercheront à les embrigader.
On célèbre en ce moment les 20 ans du film La Haine. Que penses-tu de la façon dont est appréhendée la culture skin dans ce film et dans le cinéma en général ?
J’ai le souvenir, quand j’avais vu La Haine au cinéma, qu’il y avait juste avant un court-métrage mettant en scène un skin homosexuel. Ça rompait un peu avec le schéma classique du skin « bête et méchant », raciste, xénophobe, homophobe, violent… bref, l’incarnation idéale de l’intolérance la plus stupide sous sa forme la plus brutale. Il y a une « évidence » du rôle du skinhead, en tant que « méchant idéal », ancrée dans l’imaginaire collectif, qui offre une bonne base à la réalisation de scénarii plus ou moins fantaisistes ou réalistes. Ces scénarii ont souvent une portée morale et politique consistant en la condamnation d’une violence destructrice et souvent autodestructrice, souvent accompagnée du thème de la rédemption : ainsi, par exemple, de films tels American History X, Kriegerin, ou, dernièrement, Un Français.
Le film le plus intéressant, concernant les skinheads, est certainement This Is England où l’on voit les processus d’embrigadement et les tensions que cela peut susciter au sein d’une même bande de skinheads. C’est le reflet, dans un microcosme, de ce qui s’est passé en Angleterre dans les années 80 avec la tentative de récupération du mouvement skinhead par le National Front. On peut citer aussi Made In Britain qui prend le risque de ne pas se conclure sur un « happy end » et qui montre au contraire un enfermement, sans résolution et donc perturbant, dans une marginalité sociale. Pour le reste, le skinhead est ce « démon familier », selon la formule de Stanley Cohen, « qu’une société exhibe pour montrer à ses membres quels rôles négatifs doivent être évités ». C’est l’incarnation d’une menace idéale pouvant aider à la formation d’un consensus social et politique.
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