Avant d’atteindre la trentaine et de devoir déjà divorcer, je n’avais jamais poussé trop loin le parallèle un peu simplet entre amour et bouffe, plaisirs du corps et plaisirs de la table. Je laissais ça aux « épicuriens » de La Grande Bouffe, aux adeptes du nyotaimori, cette pratique nippone qui consiste à avaler des sushis présentés sur le corps nu d’une femme, et aux « foodistas » qui tombent amoureux entre eux via une dévotion commune pour le tofu ou l’avocat sur toast.
J’avais tout juste conscience que les émotions passionnées, débordantes et fluctuantes pour un être humain n’étaient pas sans répercussions parfois fâcheuses et incontrôlables sur mon système digestif.
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Avec le recul, le parallèle n’est finalement pas si con que ça, j’en suis même arrivée à la conclusion qu’une histoire d’amour durable et la clé du bonheur à deux commencent dans le ventre, les tripes, tout le long des 7 mètres de nos intestins, et que si la relation coince à un moment donné – quelque part depuis la bouche jusqu’à l’anus de l’un et de l’autre – alors il faut se fier à son tube digestif : celui-ci vous signifie simplement que cette personne n’est pas la bonne. La théorie d’un algorithme amoureux du bide est-elle bien sérieuse ? Si elle n’a pas encore été validée par la science ou le docteur aux blagues foireuses de France 5, de nombreux indices permettent de déterminer que le bien-être amoureux se passe dans le ventre et de façon générale, s’articule autour du rapport à la bouffe, de l’ingestion à l’évacuation.
S’abstenir de revoir quelqu’un parce que ses bruits de mastication, son indélicatesse à retirer un bout de persil entre ses dents ou son haleine vous révulsent après un premier rendez-vous ? On l’a tous fait. Pourquoi supporter un lâcher de pets rabelaisien d’un mec avec qui vous vivez alors qu’avec celui d’avant, cela vous a conduit à le tromper ? Se sentir suffisamment bien avec quelqu’un pour ne pas frôler l’occlusion intestinale quand on part en vacances avec : un signe qui ne trompe pas. Comment expliquer le succès récent des sites de food dating, c’est bien que l’âme sœur doit partager votre assiette ? Un orthorexique a-t-il une chance de fonder une famille avec un accro aux kebabs nocturnes ? Il faudrait que le sexe soit vraiment bon, et encore. Et si mon ex-mari n’avait pas assaisonné et assassiné tous mes bons petits plats de ketchup pendant 5 ans et demi, peut-être qu’à cette heure-ci il me ferait un deuxième enfant.
L‘effet papillon
Et puis dernièrement, une petite étudiante allemande a vendu plusieurs millions d’exemplaires de son livre, Le charme discret de l‘intestin–rien à voir avec du mummy porn mais plutôt, une dissection à la fois LOL et sérieuse de cet organe méconnu, l’intestin, à l’origine de nombreux maux psychosomatiques et surtout de tabous, notamment quand on est en couple. L’auteure, Giulia Enders a vendu au monde l’idée, preuves scientifiques à l’appui, qu’il faut bichonner son intestin, nettoyer son côlon régulièrement et consommer des probiotiques comme les stars hollywoodiennes, et de la même manière que les voyants peuvent lire notre avenir dans le marc de café ou les feuilles de thé, Giulia nous explique qu’il est possible de mieux comprendre ce qu’il se passe dans notre corps (et notre âme) si on apprend à analyser l’apparence de nos crottes. Et oui, les tripes agissent comme un deuxième cerveau, et le système digestif, qui communique directement avec l’encéphale, contrôle nos humeurs et nos comportements. Voilà une vérité scientifique qui expliquerait pourquoi on aurait raison de se fier à son ventre quand on rencontre quelqu’un, même virtuellement. Ressentir des papillons dans le ventre n’est pas qu’une expression mielleuse qui ressort souvent sur les profils Meetic, c’est une réalité et le signe physiologique que l’amour vient frapper à votre porte.
Il n’y a rien de plus sexy – ni meilleur indicateur fiable qu’une relation est potentiellement amenée à durer – que lorsque votre moitié vous mitonne des plats délicieux qui vous surprennent dans le goût et dans la forme.
« La libération d‘adrénaline fait circuler le sang depuis le ventre vers les muscles. Et dans les premiers moments de passion, le corps ressent les mêmes effets que sous l‘influence de cocaïne, on flotte, on a les papillons dans le ventre. On est rempli d‘hormones comme la dopamine, la sérotonine, et du coup on n‘a pas faim », détaille Yvon Dallaire, psychothérapeute et sexologue. Pour Marine, une copine à moi qui a accepté de se confier, la première nuit avec son copain s’est soldée par un tel mélange d’excitation et de stress que l’armée de papillons lui a été fatale : « J‘ai passé la soirée à faire des allers-retours aux chiottes pour aller gerber tellement j‘étais amoureuse, et il y avait un mélange d‘attirance et de répulsion assez anxieuse à me dire, merde ça y est, c‘en est fini du célibat. »
Chez les filles, l’envie de plaire à l’autre lors des premiers dates les conduit souvent à ne manger que par petites quantités – peut-être par politesse visuelle et culturelle vis-à-vis de cette idée que les meufs ont un appétit d’oiseau et ce, malgré les sondages qui affirment que les hommes trouvent les filles sexy quand elles ont un bon coup de fourchette. « J‘ai perdu trois kilos la première semaine, et ça devenait même inquiétant, je ne dormais pas non plus, j‘avais un sourire béat en même temps que des cernes grises d‘un terroriste russe creusaient mon visage, les gens vous prennent pour Christiane F, alors que vous êtes en harmonie avec la terre entière, sauf votre ventre. Je me nourrissais de smoothies pour survivre car je me vidais dès que je recevais un texto de lui, mais dès que cette première vague de passion s‘est calmée, avec mon mec on s‘est mis à manger de plus en plus. Et j‘ai repris les kilos au bout d‘un mois », déplore Nathalie, une autre des amies que j’ai pu interroger.
Grossir à deux, chier tout seul
Il n’y a rien de plus sexy – ni meilleur indicateur fiable qu’une relation est potentiellement amenée à durer – que lorsque votre moitié vous mitonne des plats délicieux qui vous surprennent dans le goût et dans la forme, que lorsqu’il adore la même bouffe que vous et surtout, quand il accepte vos délires et vos névroses alimentaires en les considérant comme étant « cute ». Car elles sont nombreuses, les lubies entre le gluten-free, l’allergie à un colorant E quelque chose, la psychose sur les dates de péremption, le plaisir coupable chelou à dévorer des algues crues ou à préférer des céréales au dîner…
Avec mon partenaire, malgré toutes les difficultés du monde que l’on éprouve pour ne pas nous engueuler tous les deux jours (voire remettre en question notre vie commune), il n’y a que deux terrains sur lesquels on peut se réconcilier immédiatement : le sexe bien sûr, mais aussi, à ma grande surprise, la bouffe. Pour lui – qui est un cuistot hors pair et qui adore être derrière les fourneaux – cuisiner, c’est une preuve d’amour, une façon de sublimer son amour autrement qu’en devenant priapique.
Le problème, c’est qu’on a vite fait de grossir. Avouez-le, c’est une énigme cette histoire de prise de poids amoureuse. C’est surtout le contrecoup de la petite baisse de dopamine des débuts – si être amoureux déclenche les mêmes symptômes que la prise de coke quotidienne, imaginez si vous deviez être passionné toute une vie ? Vous finiriez comme Jean-Luc Delarue, six pieds sous terre à 47 ans. Condamnés à aimer en mangeant ou manger en aimant. Et n’essayez pas de rester célibataire pour résoudre le problème. Les études affirment que l’on vit plus longtemps et plus heureux quand on est en couple.
Ma dernière copine m’a détruit le bide : les toilettes étant juste à côté de la chambre à coucher et les murs épais comme une feuille A4, je me retenais tout le temps d’aller chier.
Pourquoi la vie en couple nous embarque irrémédiablement dans un cycle infernal amour-ocytocine-plats en sauce ? C’est parce que la vie à deux tourne autour des plats devant la télé, que l’on passe le plus clair de son temps libre assis ou au pieu, que l’on va souvent au restaurant, et qu’entre autres, on y boit du vin, très calorique… Les femmes sont les grandes perdantes, car elles se mettent à ingérer les mêmes portions qu’un homme, sachant que ce dernier a besoin de 500 calories de plus en moyenne qu’une femme. Une étude britannique de 2013 montre ainsi que sur l’ensemble des personnes en couple interrogé, 60 % avouaient avoir pris du poids dans leurs différentes relations amoureuses. La prise de poids en question avoisinait en moyenne les six kilos par relation stable et épanouissante. Une autre étude menée par des chercheurs allemands affirme que les gens en couple ont en moyenne deux kilos de plus que les célibataires.
Mais à l’extrême du spectre de l’amour partagé de la nourriture comme signe d’une relation épanouie, certains ont carrément remplacé l’érotisme basique des rapports sexuels (préliminaires-amazone-missionnaire-levrette-orgasme-dodo) par le plaisir de voir son partenaire se goinfrer. Ce fétichisme sexuel s’appelle le feedisme. Patty Sanchez, une américaine a ainsi frôlé la mort en passant d’une taille 36 à un poids de 321 kilos pour faire bander son mec, qui prenait son pied en la regardant se bâfrer de 13 000 calories par jour, pour ensuite se faire écraser par Patty.
Avec tous ces festins se pose ensuite l’épineux problème de l’évacuation des victuailles.
Au début d’une relation, il est normal d’avoir peur de faire caca en présence de l’autre, même s’il est à l’autre bout de l’appart. Sauf pour ce type avec qui Alice, encore une de mes copines, a vécu une petite histoire de deux mois : « Au bout de trois soirées, il lâchait déjà des pets, j‘ai conclu qu‘il ne faisait aucun effort de séduction, et j‘ai laissé tomber. » On connaît tous les techniques pour faire croire qu’on est un humain androïde qui, comme le souhaiterait notre société hygiéniste, ne ferait jamais caca : on prétexte faire une course dehors et on se lâche au PMU d’en bas, on met de la musique à fond, on tapisse le fond de la cuvette de P.Q. pour étouffer le « plouf », on expédie son affaire en ne cessant de tirer la chasse pour couvrir les bruits, on met son réveil en pleine nuit pour aller chier discrétos… « Beaucoup de sujets ne se discutent pas pendant la lune de miel de la relation : la fidélité, l‘argent et la digestion, note Yvon Dallaire. Mais si on s‘aime, il faut être capable d‘être spontané et de lâcher prise. »
« Ma dernière copine m‘a détruit le bide, je ne la voyais que le week-end et on s‘enfermait chez elle, en pleine phase passionnelle. Mais les toilettes étant juste à côté de la chambre, les murs épais comme une feuille A4, je me retenais d‘aller chier. Du coup ça me constipait, et je commençais la semaine au taf le ventre plié en deux, avec 600 grammes de merde coincée à expulser, je l‘ai maudite pour ça, alors qu‘elle n‘était pas responsable. Je la kiffais grave et ne voulais pas la dégoûter, c‘est con. Mais à l‘heure des rencontres virtuelles on en a oublié qu‘on est fait de chair et d‘os, et que comme tout le monde, on doit chier à un moment donné », témoigne Sébastien.
De la passion viscérale à la régression du stade anal
Si le pipi est OK dans toutes les situations, parce qu’il est inaudible, ne sent rien, faire ses gros besoins, pourtant une fonction primordiale du corps, est un tabou qui subsiste dans l’étiquette sociale : « La crainte de perdre son intériorité intestine lorsqu‘on satisfait àses obligations de vidange explique possiblement les résistances existentielles ressenties devant l‘urgence de ce besoin qui est généralement exprimé dans la gêne et par la fuite. Dans les pays dits civilisés, chier est devenu, avec le coït, la seule activité physiologique humaine qui oblige, par contrainte sociale, à se cacher. Comme un vol, c‘est un méfait ; une indélicatesse qui heurte la sensibilité, les bonnes manières, la bienséance et l‘éducation (…) Chier est à la racine de tous les sentiments de culpabilité et, subséquemment, de toute demande d‘excuse ou de pardon », écrit Bob O’Neill dans son livre Variations Scatologiques. D’après le docteur Frédéric Saldman, auteur de Le Grand ménage, il est très mauvais de se retenir, bien que d’après ses données 30 % des Français sont constipés à force d’omettre de déféquer : « Il est important d‘éliminer régulièrement les selles et les urines pour éviter que les déchets restent en contact avec les muqueuses. Et quelqu‘un qui se retient va être tout le temps stressé, or le stress est un facteur de risque important pour les maladies cardiovasculaires. »
Je peux plier les tissus de ma culotte façon origami pour contrôler la sortie du prout, avec un peu de contorsion discrète ça passe ni vu ni connu.
Le premier caca avoué à l’autre est ainsi le symbole d’une histoire partie pour durer, et la preuve que l’amour et son cortège de situations intimistes plus ou moins gênantes sont acceptables. L’intériorité intestine de l’autre ne vous effraie plus et plus vous l’acceptez, plus vous en redemandez même. « Mon copain m‘a fait une confession d‘amour un peu scato mais qui m‘a tellement attendrie : ‘Je pourrai même faire sécher tes petites crottes et les manger‘ », raconte Virginie. Attention, prévient Yvon Dallaire, à ne pas trop se croire dans un film de John Waters : « Si les comportements d‘intimité intestinale deviennent trop relâchés, on peut y perdre le respect et l‘admiration ». Toujours selon lui, en revanche, on peut considérer que les pets « sont des odeurs de la vie et de l‘amour ».
« Ça m‘a quand même fait bizarre la première fois que j‘ai entendu mon ex péter, se souvient Franck. Elle était dans la baignoire, se faisait couler un bain et il n‘y avait pas encore trop d‘eau, du coup son pet a raisonné et a fait un bruit de dingue, je me suis affolé, j‘ai cru qu‘elle était tombée. En fait, je me suis souvenu après que mes potes m‘avaient prévenu au début de ma relation avec elle : ‘Ah tu sors avec Delphine la péteuse‘ Pourtant ça a été mon histoire d‘amour la plus intense. »
Mais pour d’autres, retenir ses prouts est une question d’honneur et de complexe d’abandon : plutôt mourir que de lâcher un truc malodorant. Katia a ainsi développé un art pour expulser des gaz, qui sont nombreux car elle est accro à la junk-food : « Je peux plier les tissus de ma culotte façon origami pour contrôler la sortie du prout, avec un peu de contorsion discrète ça passe ni vu ni connu. » Ce qui m’amène à réfléchir à une autre théorie : si on se lâche, cela veut-il dire qu’on est vraiment amoureux, ou au contraire on n’en a tellement rien à foutre qu’on entame un procédé de séduction inversée, à savoir dégoûter l’autre petit à petit, même inconsciemment ?
Gerbe, boulimie et rupture
« Les gargouillis, bruits de ventre, même d‘annoncer à son mec, ‘je vais chier ‘, ça peut être mignon, c‘est source de blagounette et de complicité. Mais quand tu n‘es plus en mode passion, ça devient vite atroce et bas de gamme, c‘est une intrusion de l‘enfer dans l‘espace vital », acquiesce Marine. « Quand on s‘est séparés avec Julien, il m‘a reprochémes habitudes laxistes, de chier la porte ouverte ou quand il venait se brosser les dents. Pour lui j‘étais une grosse crade, alors que pour moi c‘était le summum de l‘amour de partager ces instants », avoue Alice.
C’est encore et toujours dans les intestins que se manifestent les douloureux symptômes de la rupture
Je me souviens de moment où j’ai commencé à réaliser que je n’étais plus amoureuse de mon ex-mari – l’un des signes irréversibles, c’était sa façon bovine de mastiquer la nourriture. J’avais l’impression d’avoir soudainement l’ouïe super-développée, un peu comme quand les sens de Jeff Goldblum se mettent en alerte et qu’il comprend qu’il devient une mouche. Je plaignais même cette pauvre nourriture broyée bruyamment dans son gosier, qui allait terminer en un bol alimentaire immonde puis en diarrhée, car il avait tendance à chier une fois par jour, le matin, en mode liquide. Nous avons rompu peu de temps après cette phobie auditive. Peut-être qu’un jour on découvrira une corrélation tangible entre le concept d’âme sœur et une relation digestive optimale entre ces deux âmes, qui ne seront dérangées aucunement par l’activité intestinale et digestive de l’autre. Une régression mutuelle au stade anal, qui selon Freud, a démontré que chez l’enfant, les préoccupations excrémentielles et sexuelles ne sont pas tout de suite séparées et le clivage se produit bien longtemps après.
Et c’est sûrement ce clivage qui est à l’origine de nos tabous aux chiottes, lesquels sont un barrage à la libération de l’être : « Le moyen le plus assuréde défendre le cerveau est celui de vider le plus souvent le bas-ventre », assurait Antoine d’Aquin en 1 671 dans le Journal de la santé du Roi. C’est aussi toujours dans les intestins que se manifestent les douloureux symptômes de la rupture : « Quand on est en peine d‘amour, nos boyaux vont se tordre, les symptômes qu‘on ressent dans le ventre sont identiques au manque d‘une drogue forte », renchérit Yvon Dallaire. On vomit sur son ordi quand on découvre via Facebook que l’ex nous a déjà remplacé, on perd l’appétit, aucune nourriture ne passe l’œsophage… C’est la première phase, vite remplacée par du remplissage compulsif, booze à gogo, boulimie version Bridget Jones. Le ventre fait le yo-yo, jusqu’à ce qu’on savoure de nouveau la vie de célibataire et ses pots de nouilles déshydratées à chauffer en trois minutes au micro-ondes. Avant que les papillons dans le ventre réapparaissent, pour le meilleur ou pour le pire.
Cet article a été initialement publié sur MUNCHIES en décembre 2015.