En 1994, c’est le battement d’aile d’un papillon noir et blanc. Un homme prénommé Masahiro Hara conçoit une solution numérisée pour suivre l’itinéraire des pièces détachées dans son usine automobile au Japon. L’ouragan, on se le prend en pleine face en 2022. Et nous voilà maintenant en sueur au-dessus de la table d’un restau mexicain, portable tremblotant en main, en train d’essayer tant bien que mal de faire la mise au point sur ce truc pour avoir une chance de découvrir ce qu’il y a au menu. Bref, ça aurait été plus rapide avec Google. Ce qui n’était que l’invention anodine d’un ingénieur japonais désireux de bien faire son travail fait désormais partie intégrante de notre quotidien. Je parle, bien sûr, de cette grille de Satan. De ce carré inquiétant. De ce bloc incolore qui me rend taré : ce putain de QR code.
L’avènement de la pandémie de COVID-19 a fait passer le QR code du statut de nouvel arrivé à celui de menace extrême. Il existait déjà de nombreuses applications qui fonctionnaient avec ces codes, avant. Mais ces derniers, alors encore inoffensifs, n’apparaissaient que de temps en temps dans des démarches relativement « créatives ». Certaines marques en faisaient usage sur leurs panneaux publicitaires ou à l’arrière des bus. Ceux qui voulaient « vivre dans le futur » pouvaient s’amuser à les scanner et ainsi bénéficier d’une réduc’ sur un pantalon horrible ou s’abonner à un service de livraison de bouffe pour chien. Au Japon, en Uruguay et dans le Wisconsin, certains cimetières en avaient même placés sur les pierres tombales. Une façon pour les visiteurs de trouver réponses à leurs questions sur le défunt. De nos jours, cependant, les QR codes sont partout. Cafés, restaurants, magasins, cinémas, transports en commun… sans oublier le fameux pass sanitaire, code QR des codes QR. Impossible de ne pas en croiser un seul dans la journée. Horripilant.
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Mais les QR codes méritent-ils toute cette haine ? Oui, et pour plusieurs raisons :
- Ces nuisibles sont les purs produits de cette étrange époque où l’on passe nos légumes à l’eau de javel, invités de longue date au Grand Théâtre de l’hygiène, cette mascarade sanitaire hypocrite qui ne s’est jamais montrée très efficace pour réduire les contaminations. Les restaurants qui utilisent les QR codes pour des raisons de « sécurité » offrent-ils à leurs employés suffisamment de congés pour s’assurer qu’ils ne viennent pas au travail malades ? Ou du temps libre pour se faire tester ? Ou des tests antigéniques gratuits ? C’est bien ce qu’il me semblait.
- Les menus sous forme de QR codes ont ajouté un niveau de technologie inutile et élitiste au simple fait d’aller au restaurant. Quoi, on ne peut pas s’offrir le plaisir d’un sandwich ou d’un lok lak si on ne possède pas de smartphone ?
- Je me sens très mal pour le personnel et les serveurs qui doivent avertir les clients qu’ici, « on fonctionne avec Le Code », en pointant cet autocollant gras et dégueulasse du bout du doigt. Il est intrinsèquement gênant d’indiquer quelque chose que tout le monde peut voir, mais que personne ne veut regarder.
- Aucun parent sur cette terre n’a jamais réussi à les scanner, ce qui mène inévitablement à de multiples fiascos du genre « Montre-moi ton téléphone », « je clique où ? », « l’écran est tout noir ! C’est quoi ton code ? », etc. Combien d’anniversaire et beaux moments familiaux les QR codes ont-ils déjà gâchés ? Des centaines ? Des milliers ?
- Les QR codes sont trop sophistiqués pour les chaînes de restauration rapide et trop cheap pour une véritable expérience gastronomique. Le seul endroit où il semble « correct » d’utiliser un QR code ? Au Pain Quotidien. L’atmosphère y est si paisible (et le menu clairement affiché au-dessus de la caisse) que rien ne peut vous mettre en rogne. Un toast à l’avocat, une part de banana bread et un thé glacé maison, s’il vous plaît !
- Neuf fois sur dix, un QR code mène à un menu qui existe déjà sur le site web du restaurant/café/bar. Parfois, il vous renvoie directement sur le site web du restaurant, où vous devez naviguer vous-même pour trouver ledit menu. C’est comme si vous placiez une porte supplémentaire entre votre salon et votre salle de bains. Pourquoi faire simple quand on peut faire compliqué ?
- Si j’avais le choix, je ne lancerais plus jamais un seul regard à un QR code de toute ma vie. Ces chiures de mouche manquent clairement de caractère. Les menus « physiques » sont bien plus bavards. Ils en disent énormément sur l’endroit où vous mangez, qu’ils soient calligraphiés à la craie sur un tableau noir, distribués par feuille A3 à chaque nouveau client, plastifiés et rangés dans un présentoir sur le bar, imprimés sur les sets de table, ou bien ordonnés dans les pochettes plastiques d’un carnet en cuir rembourré. Et même s’ils génèrent davantage de questionnements sur le produit inexorablement collant utilisé pour les nettoyer ou les goûts du graphiste en matière de typo, ces bizarreries ne contribuent-elles pas à nous faire aimer les sorties au restaurant ?
Comme les QR codes ne coûtent généralement rien et sont probablement plus faciles à gérer que les menus physiques, qui nécessitent, je suppose, des tonnes de papier par an, l’idée qu’ils se sont installés pour toujours dans notre quotidien me terrifie. Mon unique espoir, à ce jour, est un tollé collectif de la part… de ces êtres étranges qui laissent des avis en ligne à propos des restaurants ? Des gastronomes de TikTok ? Des grands-parents révoltés qui ne veulent pas lâcher leur carbonnade du mardi midi ? Ou, dans le meilleur des cas, d’une puissante coalition de toutes ces personnes, se battant sans relâche pour ce qui importe avant que le QR code ne l’emporte.
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