Depuis le samedi 7 février, des manifestations agitent le sud de la Tunisie suite à la saisie d’essence de contrebande importée depuis la Libye voisine. Pour les populations locales, ce trafic est indispensable à la survie économique de la région. Ces manifestations sont violemment réprimées par la police tunisienne : un jeune homme a été tué dimanche dans la ville de Dehiba. Une enquête a été ouverte pour savoir dans quelles conditions son décès est survenu.
Suite à cette répression, d’autres mouvements protestataires se sont créés mardi 10 février, accompagnés de grèves massives dans les villes frontalières de Ben Guerdane et Tataouine — principaux points de passage vers la Libye. Ce nouvel épisode d’agitation survient une semaine après le vote de confiance accordé au nouveau gouvernement tunisien dominé par le parti Nida Tounes dont deux ministres ont été dépêchés ce mercredi 11 février dans la région pour tenter de trouver une solution.
Videos by VICE
« Il y a eu beaucoup de gens blessés mais peu de dégâts dans la ville, » explique Moustapha Abdelkebir, joint par VICE News ce jeudi. C’est un militant des droits de l’homme installé à Ben Guerdane. Il était présent mercredi 11 février dans le cortège d’une nouvelle manifestation. « Une quinzaine de jeunes de 16 ou 17 ans ont été arrêtés, » dit-il. « Nous avons réussi à en faire libérer dix hier, et là ce matin nous cherchons à trouver une solution pour les cinq autres, » conclut l’activiste qui soulignait la violence des forces de police.
Le sud de la Tunisie survit depuis des dizaines d’années grâce à une économie de contrebande — notamment de pétrole — avec l’Algérie et la Libye. Si les manifestations de samedi et dimanche dernier à Dehiba sont parties de la confiscation d’essence issue de cette contrebande, les protestataires réclament surtout la suppression d’une taxe de 30 dinars (13,70 €) mise en place en octobre 2014, et imposée aux étrangers non-résidents. En réaction la Libye a reproduit le même schéma (avec une taxe de 60 dinars) ce qui bloque les échanges entre les deux pays. Pour ceux qui vivent des allers-retours de part et d’autre de la frontière, la situation est devenue économiquement intenable.
Un rapport de 2013 de la Banque mondiale estime que chaque année ce sont près de 600 millions d’euros qui passent à travers les mailles du filet fiscal de l’État tunisien à cause de la contrebande entre la Tunisie et ses voisins libyen et algérien. L’État tunisien se trouve alors coincé entre le besoin de rentrées fiscales et une population au sud qui subsiste grâce à ce « secteur » économique parallèle.
La contrebande comme moyen de survie
Michaël Béchir Ayari est analyste, spécialiste de la Tunisie pour l’International Crisis Group. Il est à l’origine d’un rapport sur la contrebande en Tunisie. Il explique à VICE News qu’en juillet 2010, « Une tentative de mise en place d’une taxe semblable avait été envisagée à Ben Guerdane. La ville s’était embrasée. Dans la région, ce sont près d’un million de personnes qui dépendent de cette économie de la débrouille. »
« Pour les gens du sud, la contrebande est un moyen de faire un peu de business en allant chercher des marchandises pas cher côté libyen. Ils vendent pour 40 dinars par jour, donc s’ils doivent s’acquitter de la taxe ils n’ont plus de quoi vivre, » nous explique Moustapha Abdelkebir.
Ayari invite dans son rapport à faire une distinction entre deux types de contrebande. D’un côté, il y a « les véritables contrebandiers, “les fils des frontières”, qui prennent des risques pour passer la frontière avec des produits fortement taxés ou prohibés (cigarettes, alcool, drogue et donc essence). » De l’autre, il y a ces petits « passeurs de valises » qui vont revendre des meubles, des produits alimentaires ou encore de l’électroménager sur le grand marché de la « ville comptoir » de Ben Guerdane. Ce sont eux qui souffrent principalement de cette taxe.
La contrebande serait née dans ces régions notamment pour pallier l’abandon économique du sud par le pouvoir tunisien. « Cette négligence du sud existait déjà à l’époque de Bourguiba et a continué sous Ben Ali, » deux des précédents présidents de la République, explique à VICE News Mansouria Mokhefi, conseillère pour le Maghreb et le Moyen-Orient à l’IFRI (Institut Français des Relations internationales) et enseignante à Paris pour la New-York University (NYU).
« Il existe deux Tunisie, un nord côtier moderne et développé et un sud qui serait « arriéré » selon le gouvernement, » détaille Mansouria Mokhefi. La conseillère de l’IFRI relève que « Ce sud jugé traditionaliste est pourtant à l’origine du Printemps tunisien qui part de la petite ville de Sidi Bouzid pour ensuite s’exporter au Nord et à la capitale Tunis. »
Répression policière
Hasni Abidi, professeur au Global Studies Institute de l’Université de Genève et directeur du CERMAM, explique, en parlant des manifestations de ces derniers jours, que « Cet usage excessif de la force ravive les souvenirs de la police de l’époque de Ben Ali. Tirer à balle réelle, c’est inacceptable. » Pour le moment une enquête cherche à confirmer si oui on non la police a bien tiré à balles réelles.
Le chercheur note que « Les nouveaux président et Premier ministre ont occupé des fonctions au sein du régime de Ben Ali. On assiste peut-être à un retour de la culture autoritaire avec le comeback des ex-figures de l’ancien régime autoritaire. Une mise à jour de cette impunité de la police. »
L’activiste Moustapha Abdelkebir qui a passé du temps dans la rue à discuter avec les manifestants ces derniers jours nous dit que « Les gens veulent en premier lieu une annulation de la taxe. Ensuite, il va falloir que le gouvernement fasse quelque chose pour faciliter le développement de l’économie dans le Sud. Cela peut être des petites choses comme simplifier les procédures administratives pour ceux qui veulent ouvrir une entreprise. Aujourd’hui c’est quasiment impossible. »
Le ministre des Finances, Slim Chaker, et le ministre du Développement, Yassine Ibrahim, en déplacement mercredi à Dhehiba ont assuré dans des déclarations que le gouvernement réfléchissait à la création d’une zone de libre-échange entre les pays du Maghreb et au développement économique de la région.
Suivez Pierre Longeray sur Twitter @PLongeray
Image vie Flickr / Phil_Heck